Vacuité

Ma cousine Marie-Noëlle Audet est la troisième personne à avoir relevé le défi qui se trouve à la fin de mon Mini Livre Gratuit… Et moi, j’ai relevé le défi de lui écrire une histoire bizarre avec la phrase qu’elle m’a envoyée!

La voici:

Vacuité

Ça fait trois jours qu’il neige sans arrêt dans notre local et on commence à être tannées d’être gelées et de devoir pelleter chaque soir pour trouver la batterie de Steph. Je n’exagère pas : sa batterie est vraiment enterrée par la neige, chaque soir, et il faut pelleter pour la sortir de là pour qu’elle puisse jouer. Heureusement, Daf et moi on peut ranger nos instruments en haut de l’étagère, mais pour la batterie, ce n’est pas vraiment possible.

Le premier soir où c’est arrivé, on ne l’a vraiment pas trouvé drôle. Daphné était déjà là quand Stephanie et moi on est arrivées. En voyant la neige qui avait recouvert le sol et la batterie, et qui continuait de tomber, on était découragées et on a annulé notre pratique.

Le lendemain après-midi, pendant que je travaillais, j’ai reçu un message de Daf, qui m’a texté : «Vicky, attache ta tuque avec d’la broche, j’apporte une grosse pelle!» J’ai compris que ça voulait dire qu’il n’était pas question d’annuler notre pratique encore une fois. On a un spectacle prévu la semaine prochaine, et il faut être prêtes. Ce soir-là, on est arrivées au local avec nos manteaux, nos bottes, nos tuques, nos foulards et nos gants. On a apporté des pelles, et on a déneigé la batterie de Steph, et dégagé assez d’espace pour pouvoir s’installer et jouer.

L’industrie de la musique change, c’est ce que tout le monde dit. Il faut s’y faire. Louer un bon local de pratique de nos jours, ce n’est vraiment pas facile. On a des amis qui trouvent leurs instruments couverts de spaghetti à la sauce tomate chaque fois qu’ils entrent dans leur local, et Daf dit que son cousin a un groupe lui aussi, et que dans leur local, il pleut un jour sur deux. On considère donc que pour le prix qu’on paye pour louer le nôtre, la neige, ce n’est pas si grave, même si on ne comprend pas d’où elle vient puisqu’on est en juillet. Au moins, ça ne nous empêche pas de jouer… Il faut juste s’habiller chaudement, et pelleter. Oui, on commence à être tannées, mais on s’encourage en se disant que la situation pourrait être bien pire.

 

La pratique de ce soir se déroule plutôt bien. Steph est un peu enrhumée, ma basse est glaciale, la guitare de Daf est couverte de givre, et le micro se perd dans un petit nuage de condensation quand elle chante, mais sinon, tout va bien.

En fait, on a l’esprit ailleurs, ça se voit. Je ne sais pas à quoi les filles sont en train de penser, mais moi, je trouve que les chansons qu’on a composées dernièrement manquent de quelque chose. Elles manquent de vie, de couleurs, de rythmes… Je ne sais pas trop, mais il manque quelque chose.

On finit de jouer une chanson qu’on a reprise trois fois ce soir, et Daf essuie son micro avec un bout de son foulard. Elle garde ensuite la tête baissée, comme si elle réfléchissait. Steph et moi, on échange un regard. On sait que ça veut dire qu’il faut attendre. Il ne faut pas interrompre Daphné quand elle réfléchit, oh non! Dans l’état où se trouve notre local, ça pourrait provoquer une avalanche.

Au bout d’une minute ou deux, elle se débarrasse du petit monticule de neige qui était en train de se former au sommet de sa tête, et elle nous regarde.

– Steph, Vic, ça va être tout pour ce soir… Ça marche pas, on dirait. On se revoit demain?

Je hoche la tête.

– Demain c’est samedi, je travaille pas et j’ai rien à faire… Je peux arriver plus tôt, si c’est correct pour vous aussi!

– Ça va pour moi, dit Stephanie. Je peux être…

Elle s’interrompt en écarquillant les yeux.

– Les filles… Regardez dehors!

Daf et moi on se retourne, en se demandant bien ce qui se passe de si terrible. On remarque que toutes les lumières de la rue sont éteintes. On ne voit plus les lampadaires, ni l’enseigne lumineuse du dépanneur. En fait, on ne voit plus rien du tout. Je m’approche, je viens me coller le bout du nez dans la vitre de la fenêtre. Le décor a changé… Tout a l’air enneigé, maintenant, comme l’intérieur de notre local. Tout est enneigé, partout. Pourtant, il se trouve au troisième étage d’un immeuble, notre local! Mais il y a de la neige, oui, jusqu’au bas de la fenêtre.

Je me retourne. Les filles sont pâles, presque aussi blanches que la neige. Je me dis que je dois avoir exactement le même air qu’elles.

– Bon… On y va? dit Daphné d’une voix qui tremble un peu.

Stephanie et moi on approuve, on quitte le local au plus vite, sans rien dire de plus. On descend l’escalier de l’immeuble, qui empeste la cigarette et l’humidité, et on sort dehors.

Dehors, tout est normal. Les lampadaires, l’enseigne du dépanneur, les autos, les passants, tout est là. Surtout, il n’y a pas de neige. Stephanie se met à ricaner.

– Eh ben… Les filles, je pense qu’on a halluciné grave! Ça doit être la neige dans notre local qui se reflétait dans la fenêtre.

– Oui, que j’ajoute, une sorte d’illusion d’optique… Quelque chose comme ça.

Daf plisse les yeux en regardant vers la fenêtre du local. Elle ramène ensuite son regard vers nous, puis enlève son foulard et sa tuque d’un geste lent. C’est vrai qu’on a l’air un peu folles, habillées comme ça, en plein mois de juillet.

– C’est peut-être le stress, propose Daf. Notre show qui s’en vient, moi, ça me stresse… J’ai l’impression…

Elle a l’air de chercher ses mots. On la laisse chercher, en enlevant nos manteaux.

– J’ai l’impression que ça marche pas, nos chansons, qu’elle reprend. Il manque… Je sais pas, il manque quelque chose. Vous trouvez pas? Steph? Vic?

Elle nous regarde en attendant nos commentaires. Stephanie pince les lèvres et baisse les yeux.

– Oui, que je dis, moi aussi je trouve ça. Il manque quelque chose…

Daphné hoche la tête, satisfaite de voir qu’on partage son point de vue.

– Bon… On en reparlera demain? Il faut vraiment qu’on soit prêtes pour le show, c’est tellement important!

On approuve, et on se quitte, en se donnant rendez-vous le lendemain, vers 1 heure.

 

Le lendemain, quand j’arrive, les filles sont déjà là. Elles m’attendaient dehors devant l’immeuble. On se salue, on entre dans l’immeuble, on monte lentement l’escalier. Avant d’entrer dans notre local, on remet nos manteaux, nos tuques, tout.

Daphné nous regarde d’un air sérieux avant d’ouvrir la porte. C’est évident qu’on a toutes un peu peur de revoir le même paysage qu’hier soir par la fenêtre… On entre, et la première chose qu’on remarque, c’est qu’il ne neige plus. Par contre, la batterie de Stephanie est encore enterrée de neige, et il fait toujours aussi froid.

– Merde, les filles… Regardez! dit Daf.

On s’approche toutes les trois de la fenêtre. Comme on a nos manteaux de toute façon, je décide de l’ouvrir. La rue et les passants ont encore disparu, il ne reste absolument plus rien de la ville. Je sors la tête à l’extérieur, et l’air froid et sec me pique les narines. Sans consulter les filles, j’enjambe le rebord de la fenêtre et ma botte se pose sur de la neige compacte. Il n’y a que ça, partout. Une vaste plaine blanche s’étend devant nous, sous un ciel bleu éclatant, sans nuages.

J’avance de quelques pas, en regardant partout. Je me retourne. Les filles m’ont suivie, l’air ébahies. La fenêtre et la façade de l’immeuble se trouvent encore juste derrière elles, émergeant bizarrement du sol blanc et glacé.

– C’est pas une illusion, hein? dit Steph d’une toute petite voix. Et c’est pas le stress non plus! C’est…

– C’est… Je sais pas, poursuit Daf. Mais c’est beau! C’est juste… C’est juste parfait!

Elle prend une grande inspiration. Je l’imite, me remplissant les poumons d’un air pur, tellement pur qu’il me donne l’impression de n’avoir jamais été respiré par personne avant aujourd’hui.

Je ne comprends pas ce qui se passe, et je pense que je n’ai pas besoin de comprendre. Je suis émerveillée par l’immensité blanche et glacée qui nous entoure, fascinée par la beauté du ciel, envoûtée par la pureté de l’air. Je ne veux pas me poser trop de questions, pour ne pas gâcher ce moment vraiment magique.

– Les filles! On va chercher nos instruments! propose Daf d’une voix enjouée.

On retourne dans notre local, et on commence par dégager la batterie de Steph, encore une fois. Daf prend sa guitare et son micro, je prends ma basse, on apporte nos amplis à l’extérieur, et Steph sort sa batterie. On réussit à s’installer, en restant près de la fenêtre.

Et on joue, on joue toute la journée, sans prendre de pause, sans se questionner, sans se remettre en question. On joue toute la journée, jusqu’au soir. On s’arrête parce qu’on a faim et que, même si la lumière de notre local est ouverte, à l’extérieur, sous le ciel d’un noir profond, on ne voit plus grand-chose.

On se donne rendez-vous le lendemain, à la même heure.

 

Pour le prix qu’on paye chaque mois, on a accès à un endroit vraiment extraordinaire pour pratiquer nos chansons ensemble. On est retournées jouer dehors chaque jour depuis notre grande découverte. On a même écrit quelques nouvelles chansons, et on a enfin trouvé ce qui manquait à celles qu’on avait déjà.

Ce qui nous manquait, c’était de l’espace. Nos chansons allaient trop vite, et elles étaient surchargées. À vouloir trop en faire, tout en même temps, on n’en avait jamais assez. Maintenant qu’on a décidé d’en faire moins, tout sonne mieux, et ce qu’on a nous semble parfait. On espère que les autres seront d’accord avec nous. Jouer dehors nous a inspirées. On souhaite maintenant que notre musique évoque la beauté, la pureté, la tranquillité des grands espaces, et la puissance fragile de la nature.

Ce soir, c’est notre spectacle, celui qu’on attend depuis longtemps. On est prêtes. Il est temps d’enlever nos manteaux, nos bottes, nos tuques, nos foulards et nos gants, de monter sur scène, et de montrer ce qu’on est capables de faire.

Juste un pas

Un autre défi de relevé! Mon amie Marie-Ève Simard a relevé le défi qui se trouve à la fin de mon Mini Livre Gratuit, et elle m’a demandé de lui écrire une histoire dramatique à partir de la phrase «Ça commence souvent comme ça.»

Voici l’histoire que j’ai écrite pour elle:

Juste un pas

Ça commence souvent comme ça. Quelque chose démange dans mon cou, sur ma nuque. Pas vraiment une démangeaison; c’est plus comme une sorte de chatouillement, comme si un insecte aux pattes fines se promenait sur ma peau. Pas une fourmi, non, quelque chose de plus lent, comme une araignée, ou peut-être un papillon… peu importe.

Peu importe, car je sais bien qu’il n’y a pas d’insecte. Je suis habitué, maintenant. Ce n’est qu’une sensation bizarre qui annonce que quelque chose va se passer. Quelque chose de terrible. Je pourrais tout simplement appeler ça un sixième sens. Je crois que ça serait plus facile à expliquer, non?

Ça m’arrive avant les orages électriques et les grosses tempêtes de neige. Ça m’est arrivé quelques minutes avant de me retrouver impliqué dans un accident de la route. Ça m’est arrivé le matin où ma voisine est morte. Ça m’est arrivé plusieurs fois.
Ça n’arrive pas fréquemment, non, mais ça commence souvent comme ça, par un chatouillement désagréable dans mon cou. Quand ce n’est pas le chatouillement, c’est juste une impression, une impression très claire que quelque chose va se passer, mais le plus souvent, c’est le chatouillement.

Ce matin-là, je n’allais nulle part en particulier. C’était ma première journée de congé depuis une éternité, et je n’avais pas envie de la passer enfermé chez moi, même s’il ne faisait vraiment pas beau. Une journée grise, fade et humide; une humidité fraîche qui ne semblait pas annoncer de pluie.

Tout était tranquille, jusqu’au moment où le chatouillement a commencé. Mes mains se sont crispées sur le volant de ma voiture, et je me suis retenu pour ne pas écraser la pédale de frein sous mon pied. La route était dégagée, il n’y avait qu’une seule voiture devant moi, à une bonne distance.

Je surveillais la route, alerte. Je m’attendais à voir surgir quelque chose devant moi: une moto, un chevreuil, un enfant en train de courir derrière un ballon. Quelque chose. Quelque chose allait se passer, parce que mon sixième sens m’avertissait que quelque chose se passerait.

J’ai roulé lentement, puis j’ai fini par atteindre le pont, sans pouvoir me débarrasser ni du chatouillement, ni de mon inquiétude. Le pont surplombe une rivière assez large, qui coule d’un bon débit quand l’eau est haute au printemps, mais qui glisse lentement entre plusieurs rochers pointus pendant presque tout l’été. De chaque côté de la rivière, la rive est mangée par des buissons épais, puis par une petite forêt de bouleaux et d’érables. C’est un endroit paisible, où j’ai toujours eu l’impression de pouvoir me rapprocher de la nature.

Mes mains se sont crispées encore plus quand j’ai remarqué qu’il y avait quelqu’un sur le pont. Pas quelqu’un dans une voiture; quelqu’un qui se tenait debout de l’autre côté de la petite barrière qui était là pour donner aux automobilistes et aux piétons un certain sentiment de sécurité. Un homme, debout. À voir la manière dont sa tête était penchée vers l’avant, dont ses épaules étaient effroyablement voûtées, je savais qu’il n’était pas là pour admirer la rivière ou encore pour pêcher la truite.
Non. Il était là parce qu’il voulait sauter. Parce qu’il voulait mourir, ou parce qu’il croyait qu’il le voulait.

J’ai retenu mon souffle, puis l’air est sorti de ma bouche dans une sorte de soupir sec et saccadé, tandis que mes mains se desserraient un peu. J’ai ralenti, puis j’ai arrêté ma voiture. Je ne savais pas quoi faire, mais je savais que je ne pouvais pas tout simplement poursuivre mon chemin, et ignorer le fait qu’un homme était sur le point de se suicider en sautant en bas du pont.

Je suis sorti de ma voiture. J’ai regardé la route qui menait au pont et qui le quittait, dans l’espoir de voir apparaître du renfort; une voiture de police, une ambulance, les pompiers, un autre automobiliste, un cycliste, un piéton, un chevreuil. N’importe qui. Mais il n’y avait personne. C’était à moi d’agir.

J’ai pris une grande inspiration, puis j’ai marché vers l’homme. Une dizaine de pas me séparait encore de lui, et je marchais lentement, en traînant mes pieds contre la mince couche de gravier qui recouvrait la route. Je voulais qu’il m’entende arriver. Je ne voulais surtout pas qu’il sursaute en me voyant apparaître sur sa droite, et que ça suffise à lui faire perdre pied et à le faire tomber dans la rivière, parmi les rochers pointus.

Je me suis arrêté à quelques pas de lui, sans oser enjamber la barrière pour aller le rejoindre de l’autre côté.
– Monsieur?
J’ai parlé d’une voix hésitante, un peu gênée, comme si j’avais peur de le déranger.
– Monsieur?

Il ne bougeait pas. Pendant un moment, je me suis demandé, un peu stupidement, s’il n’était pas déjà mort. Il portait un complet gris de belle apparence, qui ne cadrait pas du tout avec la structure métallique usée du pont, avec le gravier, avec la rivière, avec les arbres. Avec une logique un peu froide, je me suis dit qu’il avait l’air d’un homme qui devrait plutôt songer à se jeter du haut d’un immeuble tout en béton et en verre, au cœur d’une grande ville, que du haut d’un pont traversé par une route peu fréquentée.

Je me suis approché encore d’un pas, en appuyant mes mains sur le haut de la barrière.
– Monsieur! Monsieur, écoutez-moi!
Cette fois, ma voix était plus forte, mais suppliante. Il a enfin tourné la tête pour me regarder. Son visage avait un air fatigué, épuisé. Ses yeux étaient aussi gris que le ciel, presque aussi gris que son complet. Maintenant que j’avais toute son attention, je devais trouver quelque chose à lui dire. Je devais essayer de le convaincre de ne pas sauter, de revenir de mon côté de la barrière.

– Monsieur, ne faites pas ça! Ne sautez pas, s’il vous plaît…
Il m’a souri, un sourire fatigué, épuisé. Un sourire gris.
– Ne vous inquiétez pas, me dit-il.
– Quoi? Monsieur, ne sautez pas! Ne faites pas ça… Je ne sais pas ce qui vous a amené ici, mais il y a une autre solution, sûrement!
Il a hoché la tête, lentement.
– Non, je ne pense pas… Laissez-moi tranquille.
J’ai hoché la tête moi aussi. Un peu paniqué, j’ai marché rapidement jusqu’à ma voiture, pour y prendre mon téléphone. Je suis revenu vers lui en lui montrant l’objet.

– Monsieur, je vais appeler la police! Je ne peux pas vous laisser faire!
Il a haussé les sourcils, puis il a poussé un ricanement sec, un petit rire sans aucune joie.
– Rangez votre téléphone, sinon je saute tout de suite! Laissez-moi… vous ne comprenez pas.
– Qu’est-ce que je ne comprends pas? Expliquez-moi!
J’ai remis mon téléphone dans ma poche, et j’ai fait un pas de plus vers lui.
– Expliquez-moi, Monsieur… Expliquez-moi pourquoi vous voulez faire ça.
Il a tourné la tête pour laisser ses yeux dériver sur l’eau de la rivière.
– Vous ne pouvez pas comprendre… Je ne me sens pas à ma place, ici. Je ne suis pas à ma place. Je veux partir.

Le ton de sa voix témoignait d’une telle tristesse, et ses mots étaient enrobés d’une telle douleur que j’ai eu l’impression de sentir le vent me glacer jusqu’aux os tandis que mon cœur se serrait.

– Monsieur… Moi non plus, je ne me sens pas toujours à ma place, mais ce n’est pas une raison… Nous avons tous une place, vous savez? Nous avons tous notre place… Nous sommes tous uniques, et importants.
Il a poussé un nouveau ricanement, un ricanement différent, avec une sonorité un peu méprisante.
– Oh, épargnez-moi vos belles paroles! Je vous dis que vous ne pouvez pas comprendre… Je veux partir, je veux rentrer chez moi, et je crois que c’est la seule façon.

Je ne savais plus quoi lui dire. Peut-être que je ne pouvais pas réellement comprendre pour quelle raison il se tenait là, de l’autre côté de la barrière du pont, mais je comprenais, de plus en plus clairement, qu’il allait sauter. Qu’il allait sauter, et que je ne pourrais pas l’en empêcher. Je me voyais mal en train de l’agripper par le col de sa chemise, et le tirer du bon côté de la barrière… pour ensuite faire quoi?

Il m’a regardé une nouvelle fois. Ses yeux ont essayé d’éviter les miens, et ont glissé jusqu’à mon poignet. J’ai compris qu’il regardait ma montre.
– Vous aimez les montres? m’a-t-il demandé.
Je n’ai rien répondu. Sa question me dérangeait un peu. Je cherchais désespérément quelque chose à lui dire, quelque chose d’utile, qui pourrait le convaincre.
Il a touché son poignet gauche, puis il m’a tendu, de sa main droite, une magnifique montre au cadran en métal ouvragé, autour duquel scintillaient quelques minuscules diamants.

– Vous aimez les montres? a-t-il répété. Prenez la mienne, j’insiste… J’insiste. Elle vous sera plus utile qu’à moi. Là où je vais, le temps n’a plus d’importance.
Je regardais l’objet avec un regard plein de convoitise, mais je n’osais pas le prendre. Je collectionne les montres, voyez-vous. J’en ai plusieurs, de différents styles et de différentes valeurs, et je tiens à ce qu’elles donnent toutes la même heure, à la seconde près. Je vérifie souvent. Quand l’une d’elles prend un peu d’avance ou de retard, j’en ressens un étrange sentiment de décalage.
– Prenez-la, je vous en prie! Si vous ne l’aimez pas, donnez-la à quelqu’un d’autre, ou vendez-la, peu importe.

Il me tendait toujours la montre avec un sourire suppliant. J’ai fini par la prendre. Il a eu un petit hochement de tête satisfait.
– Je n’ai pas le choix.

Au moment où il a terminé sa phrase, il a fait un pas vers l’avant. Juste un pas.
Son corps est tombé dans le vide, mollement, bizarrement, un peu comme si j’étais en train de regarder un film au ralenti. J’ai retenu mon souffle et, un peu malgré moi, je me suis penché vers l’avant pour suivre sa chute. Il ne criait pas, il ne paniquait pas. Il ne faisait que tomber vers l’eau et les rochers. Son corps semblait mou et désarticulé.

J’ai cru le voir disparaître juste avant qu’il touche l’eau. J’ai cru le voir disparaître, tout simplement disparaître. J’ai même cru entendre un «pop!» sec et sonore, comme une parodie de tour de magie; comme si le bouchon d’une bouteille de champagne particulièrement ironique avait sauté subitement pour célébrer quelque chose qui ne méritait pas d’être célébré.

J’ai cru remarquer que la rivière n’avait pas été troublée par la moindre éclaboussure. J’ai vu qu’aucun corps ne flottait. Puis, j’ai reculé de plusieurs pas.
Je suis retourné vers ma voiture, lentement. Non… Il était impossible que l’homme soit simplement disparu. J’avais sans doute cru le voir disparaître parce que je refusais de le voir se noyer. Le voir tomber, c’était une chose, mais le voir se débattre, se débattre et mourir, c’était autre chose. C’était quelque chose de beaucoup trop terrible.

Une fois de retour dans ma voiture, j’ai laissé tomber mon téléphone sur le siège du passager, et j’ai observé la montre de l’homme pendant quelques minutes. Elle affichait la même heure, exactement, que la mienne. Elle était la preuve tangible que je n’avais pas rêvé.

J’ai repris la route, en continuant à me demander ce qui s’était passé. L’homme était-il vraiment disparu, ou mes yeux m’avaient-ils joué un tour? Qui était-il? Un fantôme? Un extraterrestre? Un visiteur venu d’une autre dimension?

Puis, avec une sorte de curiosité malsaine et troublante, je me suis mis à me demander ce qui se serait passé si j’avais sauté, moi aussi, au même endroit que lui. Après avoir épuisé toutes mes questions et mes pensées, et près de la moitié de mon réservoir d’essence, j’ai décidé qu’il était temps de rentrer chez moi.

Oui, ça commence souvent comme ça, par un chatouillement dans mon cou, mais d’habitude, ça ne se termine jamais comme ça.

-Fin-

Le cycle, partie 1

Ma mère Michelle Bouchard a été la première personne à relever le défi qui se trouve à la fin de mon Mini Livre Gratuit! Elle a donc pu me donner une phrase de son choix, pour que j’écrive pour elle une petite histoire, dans le style de son choix.

Comme ma mère adore l’histoire La maison sanglante, elle a voulu que j’écrive une nouvelle suite à cette histoire…

En fait, c’est un peu plus compliqué que ça! On pourrait dire que c’est la fin du cycle de l’histoire de la maison sanglante… Pour lire le tout dans l’ordre, vous pouvez lire:

  1. La maison sanglante, dans mon blogue ou dans mon recueil Ourse Ardente et 15 autres histoires
  2. Hémorragie, dans mon Mini Livre Gratuit
  3. Méchant ménage, dans mon recueil Ourse Ardente et 15 autres histoires

Et enfin, Le cycle. Comme l’histoire fait 5 pages, j’en publie la première partie ici, et la deuxième partie sera publiée demain!

Sans plus tarder, voici donc…

Le cycle

Après avoir fait accidentellement le ménage chez mon voisin, c’est aujourd’hui que j’emménage dans ma nouvelle maison. En fait, c’est un peu plus compliqué que ça.

Quand j’ai expliqué la situation à mon frère et à Keven et Marc, mes deux meilleurs chums, ils ont ri de moi sur le coup, comme je m’y attendais. Puis, ils ont réalisé que ça voulait dire qu’on avait travaillé pour rien toute la journée, et que ma nouvelle maison, ma vraie nouvelle maison, était encore sale. Là, c’était un peu moins drôle.

On a déménagé notre stock dans la maison d’à côté, et on a à peine eu le temps de commencer à manger nos pizzas avant de voir le camion des déménageurs arriver. Ma femme les suivait avec sa voiture, mais notre grand garçon de 4 ans était monté avec eux dans le camion. Je suis sorti à l’extérieur pour les accueillir.

Il a fallu que j’explique mon erreur à tout le monde. Les déménageurs avaient l’air grognon, comme si ça les concernait… Ce n’était pourtant pas leur problème que je me sois trompé, et que notre nouvelle maison soit pleine de poussière! Je leur ai assuré que ça ne changeait rien, et qu’ils n’avaient qu’à faire leur travail comme prévu. Ils ont commencé à décharger le camion, et même s’ils ne grognaient plus, je ne les ai pas trouvés très professionnels.

Mais ma femme… Je m’attendais soit à ce qu’elle soit fâchée, soit à ce qu’elle rie de moi. En tout cas, j’étais certain qu’elle allait me traiter de cave. Mais non… Elle avait l’air plus surprise que fâchée. Puis, quand je l’ai vue fixer la maison, le teint blême, en posant une main sur son ventre, j’ai commencé à m’inquiéter. Je me suis rappelé ce que le docteur avait dit: que le moindre effort, le moindre choc ou la moindre surprise pouvait être dangereux pour le bébé. Je lui ai dit que ce n’était pas grave, que mon frère et mes chums allaient m’aider à nettoyer notre vraie maison, et qu’elle n’avait pas à s’inquiéter de rien. Je lui ai aussi dit que j’appellerais mon boss pour lui dire que je n’avais pas le choix de prendre une autre journée de congé demain. Surtout, je lui ai suggéré d’aller se reposer dans une chambre d’hôtel; j’avais vu qu’il y en avait un pas très loin de notre nouveau quartier, et je me suis dit que ça serait mieux pour elle que de passer la nuit dans une maison sale et en désordre. Elle a fini par accepter. Je lui ai fait promettre de m’appeler si quelque chose n’allait pas, je l’ai embrassée, elle a embrassé notre grand garçon, puis elle est partie.

J’ai regardé son auto s’éloigner, puis je suis allé aider les autres à décharger le camion. On a décidé de rassembler les meubles et les boîtes au milieu des pièces, surtout au milieu du salon. Comme ça, ça nous laisserait le champ libre pour faire le ménage; et surtout, je ne savais pas trop comment placer tous nos meubles, et je sentais que les déménageurs avaient hâte de nous quitter, alors j’ai décidé de réfléchir à l’aménagement de la maison un peu plus tard.

Pendant ce temps-là, mon grand garçon était tranquille. Il est resté dehors parce qu’il était vraiment fasciné par le camion de déménagement. Marc lui a demandé s’il avait envie de devenir un déménageur plus tard, et il a répondu que non, qu’il avait juste envie d’avoir un gros camion. Moi, je lui ai dit que c’était important de croire en ses rêves!

Vers 5h, mon frère est venu me dire qu’il fallait qu’il parte chercher son fils à la garderie. Il était désolé de ne pas pouvoir nous aider plus longtemps, mais il m’a proposé d’amener mon grand garçon avec lui et de s’occuper de lui jusqu’à demain.

Quand les déménageurs ont fini par partir eux aussi, je me suis retrouvé tout seul avec Keven et Marc, dans une maison remplie de meubles, de boîtes, de poussière et de saleté. Au moins, on avait encore de la bière et de la pizza! On s’est tous entendus pour dire que la pizza froide, c’était encore meilleur que la pizza chaude, alors on a mangé et on a bu en masse, pour se donner des forces et du courage.

Je vous épargne la description de tout ce qu’on a fait du reste de notre journée. On a eu beaucoup, beaucoup d’époussetage à faire, mais au moins, notre stock de nettoyage était déjà sorti et prêt à être utilisé. Il a juste fallu que je fouille dans quelques grosses boîtes pour trouver mon aspirateur. On a aussi installé les électroménagers et le lit.

Finalement, en fin de soirée, les gars sont partis, épuisés de leur journée, mais bien contents d’avoir pu me donner un coup de main, deux fois plutôt qu’une. Je les ai remerciés en leur disant que je leur en devais une, et même, deux. Keven m’a proposé de revenir m’aider à finir de placer mes meubles le lendemain, en après-midi, et je lui ai dit qu’il était le bienvenu. Plus on est de fous, plus on s’amuse, le gros! Les meilleurs chums, ça sert à ça, n’est-ce pas?

Une fois seul dans mon salon, j’ai appelé ma femme pour prendre de ses nouvelles. Elle m’a dit qu’elle allait bien, et elle m’a demandé comment ça s’était passé. Je lui ai répondu que ça avançait bien, et que mon frère s’occupait de notre grand garçon jusqu’à demain. Elle a proposé d’aller le prendre demain matin, en revenant ici. On s’est souhaité bonne nuit, puis, j’ai raccroché.

Là, je sais pas trop ce qui s’est passé. J’ai commencé à me sentir bizarre. Pas comme s’il y avait eu quelque chose de passé date sur nos pizzas, non… C’était plus bizarre que ça. On dirait que je me sentais observé, ou juste qu’il y avait quelque chose qui ne marchait pas avec la maison. Oui, c’était ça; il y avait quelque chose qui ne marchait pas avec la maison. Quelque chose de différent de quand je l’avais visitée pour la première fois avec ma femme. Quelque chose qui n’était pas là quand j’étais avec les déménageurs et avec mes chums, mais quelque chose qui était là, maintenant. Je sais pas trop comment expliquer ça, mais bref, je me sentais bizarre.

J’ai continué à défaire des boîtes, en me parlant tout seul… comme si ça allait m’aider à me sentir plus normal! Je devais plutôt avoir l’air pas mal niaiseux. J’ai fait le lit pour pouvoir me coucher et être confortable, et ensuite j’ai sorti ce qu’il me fallait et j’ai pris une douche.

Une fois propre, je me suis couché, mais dès que ma tête a touché mon oreiller, j’ai eu l’impression d’entendre quelque chose. Une voix. Quelqu’un avait parlé. J’ai retenu ma respiration, et j’ai entendu la voix une deuxième fois. Elle venait du salon. Je me suis assis dans mon lit, et j’ai demandé s’il y avait quelqu’un; oui, comme ils font toujours dans les films d’horreur, et chaque fois, je me dis que c’est niaiseux, mais là, je l’ai fait moi-même. «Est-ce qu’il y a quelqu’un?» C’est clair que si c’est un fantôme, un monstre, ou quelqu’un de dangereux, il ne va pas répondre.

La voix a répondu. Elle a juste dit mon nom, je l’ai entendu très clairement. Je me suis presque jeté en bas de mon lit, et je me suis précipité dans le salon, sans réfléchir.

Les meubles du salon étaient placés n’importe comment, avec des piles de boîtes au milieu de la pièce. Si quelqu’un avait été caché là, j’aurais eu de la misère à le trouver. Mais il n’y avait personne, j’ai vérifié; et pendant que je faisais le tour de la pièce en me cognant les orteils sur quelques boîtes au passage, la maudite voix bizarre continuait de dire mon nom. Je n’ai pas osé ouvrir la lumière, je ne sais pas trop pourquoi. Il y avait de la lumière qui venait de la rue, et qui entrait par la grande fenêtre sans rideaux, mais il y avait surtout des ombres et des coins sombres, à cause des boîtes. Il y avait de la lumière, des ombres, moi qui pognais les nerfs, mais personne d’autre.

J’ai aussi fait le tour de la cuisine, puis de toutes les pièces. J’ai regardé par les fenêtres, puis dans les armoires de la cuisine, dans les garde-robes, dans le bain… J’ai même regardé sous mon lit! Il n’y avait personne, juste une voix, comme une voix de fantôme qui m’appelait.

Là, je vous mentirais si je vous disais que je n’avais pas peur. Bien sûr que j’avais peur. Je n’ai pas pensé une seule seconde que c’était peut-être un de mes chums qui m’avait fait un tour. Il y avait quelque chose qui ne marchait pas, qui ne marchait vraiment pas. Je le sentais.

Si j’avais eu des bouchons pour les oreilles, peut-être que je les aurais mis et que j’aurais essayé de dormir… Peut-être. Mais je n’avais pas de bouchons, j’étais fatigué de ma journée, et même si j’avais peur, j’ai eu l’idée de descendre dans la cave de la maison. Il n’y avait personne à l’étage, mais peut-être dans la cave?

J’ai allumé la lumière de la cave, et je suis descendu, en disant à voix haute que si quelqu’un était caché là, il avait intérêt à se taire et à sortir de ma maison au plus vite. Et c’est là que je les ai vues: les boîtes. Je les avais vues quand on avait visité la maison pour la première fois, et je me demandais, plus tôt aujourd’hui, quand j’étais dans la cave de la maison voisine, pourquoi elles n’étaient pas là. Les maudites boîtes…

La voix continuait à m’appeler, elle parlait encore plus fort que quand j’étais dans le salon, mais je me suis mis à crier pour essayer de l’enterrer. Je lui ai crié de se la fermer, et entre deux «Ta gueule!» je chialais que j’étais tanné de faire du ménage, et que j’allais sacrer toutes ces boîtes-là dehors, et qu’après j’irais me coucher, et que rien n’allait m’en empêcher… Je pense que j’étais pas juste fâché, j’étais en train de virer fou. En plus, la cave puait vraiment, et ça n’aidait pas mon humeur.

J’ai donné des coups de pied dans les piles de boîtes, j’ai défait celles qui étaient vides, et je les ai empilées dans celles qui ne l’étaient pas, sans prendre la peine de regarder quelles cochonneries il y avait dans le fond. J’ai ramassé ma pile difforme de vieilles boîtes, et je suis remonté en haut.

… À suivre!

(Ah oui, aujourd’hui, c’est le 35e anniversaire de mariage de mes parents… Bon anniversaire maman et papa!)